Politique

Dépolitisation de la CENI : Jacques Djoli apporte la nuance

La classe politique congolaise et la société civile se déchirent sur la question de la CENI, son indépendance, ses animateurs et même son mode de fonctionnement. Un débat sans fin où se mêlent passion, calculs politiques et politiciens, irrationalité, raison et real politic. Un débat à faire perdre la tête au congolais lambda, empêtré dans la logorrhée et la faconde politiciennes. Pour essayer de trouver de l’éclairage aux questions qui touchent la CENI, notamment la revendication de la dépolitisation de cet organe, il n’y a pas mieux que Jacques Djoli pour démêler l’écheveau Cenique*. Acteur politique, Ancien Vice-président de la CENI, Homme de droit, professeur d’Universités, constitutionnaliste, ancien sénateur aujourd’hui député national,
Djoli Esengekieli saisit mieux la question. Il en fait une lecture nuancée. Les réponses du professeur respirent la sagesse, la maîtrise et éclairent le débat d’un nouvelle lumière.

Interview exclusive ( la première partie de cette interview avait été publiée dans le numéro 1215 de Géopolis Hebdo le mardi 7septembre)

GH: Pensez-vous que c’est réaliste de dépolitiser la CENI, comme le réclame Lamuka ?

Jacques Djoli : La dépolitisation peut être comprise dans plusieurs sens. Moi j’en retiens deux. Premier sens: Ici, l’organe de gestion électorale est essentiellement composé des acteurs non politiques;
des acteurs de la société civile. Ce qui est possible, et c’est ce qu’on appelle la dépolitisation optimale. Aucune personne n’a de liens avec un parti politique. Est-ce que c’est possible ou non? C’est une notion de la loi. Il faut être totalement de la société civile. Une autre compréhension de la dépolitisation c’est que, quelle que soit l’origine de la personne qui vous aura désigné, dès que vous prêtez serment, vous devenez dépolitisé. C’est l’organe CENI qui est dépolitisé, parce que ceux qui sont là-bas quoique désigné par les politiques, n’ont plus de compte à rendre aux politiciens. Ils ont ce qu’on appelle le devoir d’ingratitude. Ce qui est aussi une illusion parce que ceux qui sont désignés, se sentent toujours être plus ou moins les obligés des autres. Lorsque l’honorable Lutundula était en train d’élaborer cette loi, et que j’étais à côté de lui, son schéma c’était de dire on prend des acteurs de la société civile, des personnalités indépendantes, comme dit la loi. Mais il faut avoir un critère objectif. Pour lui, tout ceux qui étaient dans les partis politiques dans les 7 ans ou qu’ils ont quitté le parti politique depuis au moins 7 ans, on peut les considérer comme étant les personnalités indépendantes. Cela n’a pas été retenu par la commission PAJ et non plus par la plénière. Au fond, qu’est-ce que nous avons retenu? La dépolitisation dans le sens où c’est la neutralisation des uns et des autres c’est-à-dire 5 membres de l’opposition 5 membres de la majorité et 5 membres de la société civile, ces trois forces vont s’auto-neutraliser et l’organe devient automatiquement dépolitisé, parce que la dépolitisation absolue est impossible car les partis politiques ne veulent pas perdre le contrôle de ceux qui sont à la CENI. C’est comme ça que la majorité a 6 membres l’opposition en a 4 et la société civile en a 5. Ce qui fait que c’est la société civile qui devra jouer le rôle d’arbitre en ayant le président et en ayant quatre membres au sein de la plénière. Le président va arbitrer le jeu de
ceux qui sont désignés par les forces politiques. Voilà un peu le sens de ce mot dépolitisation. Si je dois me résumer, je dirai, la dépolitisation peut venir de la rupture des liens entre ceux qui sont désignés et les partis politiques. Là c’est la dépolitisation absolue. Or la société civile dans l’absolu n’est pas neutre. Alors on recourt à la dépolitisation relative découlant de la parité des membres qui sont désignés dans l’organe et qui se neutralisent. Ça devient alors des verrous internes de la dépolitisation, en espérant que ces personnalités indépendantes vont avoir la capacité de s’affranchir des injonctions découlant de leurs partis politiques. Mais en fin de compte, l’indépendance de l’organe, l’impartialité de l’organe, la dépolitisation de l’organe est une qualité anthropologique, c’est à dire, le juge est nommé par un pouvoir exécutif, mais ce juge là doit développer des qualités personnelles d’impartialité. C’est ce qu’on attend d’un organe de gestion: l’impartialité, c’est-à-dire l’équidistance par rapport à toutes les forces. L’indépendance à la fois de l’organe, indépendance organique et l’indépendance fonctionnelle, c’est-à-dire que dans l’exécution de la mission de la CENI, elle ne doit pas recevoir des ordres des autres institutions. Ce n’est pas une institution isolée, mais c’est une institution indépendante, donc impartiale. Indépendance, neutralité qui va découler sur le socle du professionnalisme. Voilà pourquoi dans la désignation du président, mais aussi deux autres membres de la CENI, on doit se rassurer que les personnes sont désignées, seront au service de tous mais pas au service de ceux qui les ont désignés. Voilà un peu ce que je dois dire sur cette question essentielle qui peut faire l’objet de plusieurs débats, mais que nous essayons de synthétiser comme ça.

GH: Avec le déchaînement qu’on a vu avec les confessions religieuses, la société peut-elle être amenée à dépouiller ces confessions religieuses de la prérogative de désigner le président de la CENI ? Faut-il changer cette prescription de la loi?

JD: Est-ce que c’est un problème de loi ou c’est un problème des hommes? On doit se poser d’abord cette question.

GH: Mais lorsque les gens disent que la société civile n’inspire plus confiance, presqu’autant que la classe politique…

JD: C’est ça le caractère interrogatif que nous pouvons avoir tous: est-ce que finalement, sommes-nous capables d’avoir dans notre société ce qu’on appelle les sages, des hommes sur qui nous pouvons faire confiance. Une société civile est par nature différente d’une société politique, mais si la société civile comme vous le dites, apparaît comme une cellule de sous-traitance, depuis 3 cycles, des acteurs politiques tout le socle de notre société vacille. Voilà pourquoi nous sommes quand-même malheureux que ceux qui devaient être des modèles deviennent finalement des éléments de notre blocage, parce qu’il est écrit dans la loi, « le président de la CENI est désigné par la société civile, confessions religieuses. »

Les confessions religieuses sont supposées être le lieu d’onction. Mais si on arrive là où nous sommes, et que même à leur niveau, on ne puisse pas avoir ce que j’appelle le sens du compromis, mieux, le sens de l’intérêt général, je ne vais pas entrer sur d’autres critères, l’intégrité la moralité, et d’autres qui sont fixés par la loi, vous comprenez pourquoi nous avons ce que vous avez appelé blocage. Mais qu’à cela ne tienne, nous devons chercher les voies d’avancement. Nous croyons que les uns et les autres vont faire preuve de dépassement, en respectant leur propre règle de vie et surtout leur engagement, je ne dirais pas spirituel, mais divin.

GH: Le retard aujourd’hui peut-il impacter le calendrier global du processus. Doit-on craindre un retard ?

JD: Vous appelez ce moment, moment de blocage, moi je dis que c’est un moment de remise en question et de discussion encore. Les discussions doivent continuer pour faire en sorte que chacun d’entre nous ait le sens de compromis pour que nous puissions avancer, pour ne pas obliger par exemple la commission paritaire ou l’Assemblée de trancher selon les règles qui sont les leurs, c’est-à-dire la loi de la majorité et de l’opposition, ce qui ne sera pas l’idéal. Mais le droit travaille à la fois avec l’idéalité mais aussi avec la réalité. Alors votre question se situe plutôt au niveau de l’impact. Nous sommes en 2021, les élections doivent avoir lieu en 2023. Il est important que nous puissions rapidement passer cette étape de la mise en place des organes, parce que l’article 54 de la loi organique(sur la CENI, Ndlr) dit c’est que c’est lorsque les organes sont mis en place qu’ils vont rencontrer le gouvernement pour présenter ses prévisions à la fois calendaire et matière budgétaire, en dégageant les options fondamentales du cycle électoral. Il faut donc faire attention pour que nous ne soyons pas bloqués dans ce que un auteur appelle le glissement Congocratique, qui est devenu un élément structurant de notre vie politique. Nous avons des défis, si nous voulons bâtir au cœur de l’Afrique un véritable État de droit et démocratique. Il ne faut pas toujours aller avec des balbutiements démocratiques, avec des élections contestées, cela va nous donner des institutions à légitimité contestable et la légitimité contestable ne donne pas les institutions efficaces et les institutions inefficaces vont conduire
à la déliquescence de notre État qui risque finalement de devenir un fantôme.

Propos recueillis par Patrick Ilunga

*L’adjectif a été inventé

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